Halage

de Patrick Wateau

16 €

124 pages

ISBN : 978-2-493603-04-3

Composé de sept sections, le recueil Halage fait alterner des séquences de poèmes brefs avec des poèmes plus longs. Dans les deux cas, il s’agit d’explorer les limites du langage et du dicible, et le poème use de la fulgurance de l’image poétique pour tenter de percer ce qui ne peut être dit. À la fois existentielle et spéculative, l’écriture du poète semble extrêmement ramassée et lapidaire, et elle n’est pas sans une certaine violence. Mais si elle est ramassée et lapidaire, elle l’est d’abord un peu comme on prend un caillou et qu’on le jette contre le paysage qui fait obstacle : afin de tenter de passer outre. Le caractère abrupt de cette écriture, notamment parce que la syntaxe est souvent perturbée par un goût affirmé de la concision et du resserrement, est toutefois compensé par une grande clarté des images. Celles-ci témoignent de ce que, sous l’apparente intellectualité et aridité de l’écriture, existe une poésie qui repose avant tout sur une expérience sensible.

extrait :

Un homme tient ses doigts
dans la cendre
au fond
de son corps calciné
Ses yeux sont devant les yeux
N’étant néant que pour caler l’espace
personne n’a vu quelqu’un voir ça
Côté ôté
chacun reste séparé

Pierre Vinclair sur son blog (L’Atelier en ligne) :

« Bref, je réfléchissais à ce genre de choses, et à ce que pourrait signifier au contraire une politique de l’invention syntaxique, lorsque j’ai reçu Halage de Patrick Wateau, accompagné d’une mise en garde de son éditeur, me prévenant que de ce beau livre il n’était sans doute pas aisé de parler. Ce que j’interprète ainsi : l’invention y est si singulière, qu’il est difficile de l’appréhender depuis le territoire des usages communs. Au contraire de la politique substantive (qui agrège les individualités sous des bannières, en réduisant la syntaxe à une courroie de transmission univoque), le travail du poème creuserait jusqu’à l’indescriptible un sillon d’indistinction syntaxique. J’ouvre Halage, je lis le premier vers du premier poème :

Antidate à la fin

« Antidate » est-il ici un verbe à l’impératif, ou un nom commun ? « À la fin » est-il une locution adverbiale (synonyme de « finalement ») ou désigne-t-il un endroit (« à la fin [du document] ») ? Le vers baigne dans une ambiguïté radicale qui relègue au second plan tout charisme du substantif, dont la signification apparaît seulement conditionnelle. « Antidote » et « fin » n’acquerront leur valeur qu’en fonction d’une décision sur la syntaxe, si elle a lieu, mais ne projettent aucune aura a priori sur la phrase comme le font les gros mots de la drague, du commerce et de la politique.

Je continue ma lecture, touche au poème suivant, puis, porté par le travail des rythmes et des rimes plus ou moins fausses par lesquelles s’emboîtent et se déboîtent les vers, j’atteins la quatrième pièce du livre :

Femelle dans une autre salive
Ephéméride de chambre mâle

Moyennant rien
arriérer le testicule

Trois ongles trois mains assises
poignets de boîtes
à extraire
engager l’œsophage
l’ingrédient des grilles.

C’est l’expression « arriérer le testicule » qui m’a incité à écrire aujourd’hui. Wateauistes, anti-wateauistes, écharpez-vous ! »

Romain Frezzato sur Poesibao :

« La grammaire anomale de Wateau offre un asile heureux. Le poète habite sa langue. Langue-État par lui bâtie. En sorte que la « veine-cave » du vers irrigue un corps de mots. En sorte que d’halage il n’est question qu’au cœur du texte. C’est sur la rive d’un canal syntaxique que Wateau hale le sens, tire la corde d’une embarcation rare. Et puis, après Traversaire, récemment paru chez Pariah, on note la persistance d’un cheminement, d’un désir randonneur. Là où le poète bouge encore, et avec lui l’homme, c’est le poème. S’arpente un sentier éclaté : bribes de voies, verbe court, distiques et monostiches privilégiés. C’est pourquoi sans doute les tautologies et paradoxes mentionnés plus haut laissent un arrière-goût claustral. Nul n’échappe à la formule – comme nul n’échappe au corps commun, lui aussi carcéral, à l’ouroboros du vivre. D’où ces notules éparses d’un corps en état de non-corps : « l’os poursuit la clinique de la chair / il poursuit son absence renoncée ». C’est d’un corps souffreteux que surgit le poème, désarticulé comme sa langue : « Ossature / dans le trait / ensevelir jusqu’à l’hurlante / chaque coudée sous terre […] Au testament de vie / les énigmes s’échinent / en audiences hargneuses // Les unes raclent les autres / quand le pied se retire de la jambe / Raclements / quand la jambe se retire du corps ». Érigne et rugine sont les outils du scribe. Lui qui racle dans le mot, qui rabote et crochète dans la syntaxe et le sens qu’elle hale. Bien sûr le rapport au poème – pour qui lit – se fait sur le mode de l’interrogation, d’un scepticisme fécond. Qu’est-ce qu’une « lumière vide » ? Qu’est-ce qu’un « non-os », une « eau de poils épucés » ? Que sont des gestes « déduits des doigts » ? Qu’est-ce encore que « chienner sa vie » ou d’« arriérer le testicule » ? Quelles images s’élaborent dans la tête de qui lit ? Au rebours du métaphorique, à son encontre, Wateau réfute l’image, ou la contraint, l’hystérise, jusqu’au point de rupture. Pur fait de langue. Mis dans l’impossibilité de visualiser (le « non-os », le « mange-magie » le « Gratte-Babel des langues »), le lecteur se coltine le phénomène sonore, l’aporie mentale du poème.  » (…)